"Le port d'Abidjan a été abusé" propos recueillis par Marie Simon

Publié le par L'Express

Jacky Bonnemain, de l'association Robins des bois, voit dans l'affaire de pollution qui secoue la Côte d'Ivoire - déjà 6 morts et 9000 intoxiqués - le résultat d'une "manœuvre conçue et organisée avec habileté par un armateur et un affréteur européens" basée sur la "naïveté" ivoirienne

Dans la nuit du 19 au 20 août, le Probo Koala a déchargé 500 tonnes de produits toxiques dans le port d'Abidjan pour qu'ils soient traités par une société ivoirienne spécialisée. Déversés dans une dizaine de décharges de la capitale économique de la Côte d'Ivoire, ils ont déjà intoxiqué 9000 personnes, dont six sont mortes. Des experts français examinent actuellement la substance mise en cause pour en connaître la composition exacte. Pour Jacky Bonnemain, de l'association Robin des Bois, l'affréteur et de l'armateur, tout deux européens, sont responsables.

Probo Koala

Le Probo Koala a touché des ports européens avant d'aller en Côte d'Ivoire. N'aurait-il pas dû décharger sa cargaison à ce moment-là?
Effectivement, il aurait dû y décharger ce qu'il a finalement laissé en Afrique, car il est passé par l'Estonie, Amsterdam et peut-être l'Espagne, à la mi-juillet. Or une directive européenne de 2000 oblige les navires qui touchent des ports européens à y décharger leurs déchets d'exploitation ou leurs résidus de cargaison, quel que soit leur pavillon. Elle incite également ces ports à améliorer la disponibilité et l'utilisation des installations destinées à recevoir ces déchets. Il s'agit d'éviter que les navires ne rejettent en mer des huiles de vidanges ou des hydrocarbures usagés, et que les cargaisons successives ne se contaminent dans les cuves.

Pourquoi ne pas l'avoir fait?
Décharger en Afrique revient beaucoup moins cher. En Europe, décharger un mètre cube coûte entre 300 et 450 euros. En Afrique, vous pouvez diviser ce prix par 10 ou 15. En outre, les ports européens ont fait preuve d'un manque flagrant de clairvoyance. Ils auraient dû insister pour que le navire vide ses cuves. Mais, apparemment, il ne l'aurait pas fait à Amsterdam, car des manutentionnaires auraient jugé que cela sentait trop mauvais !

La Convention de Bâle, signée en 1989, qui encadre le transfert des déchets dangereux d'un pays à un autre, ne s'applique-t-elle pas?
Justement non. La Convention de Bâle concerne les cargaisons toxiques venues d'installations terrestres, mais pas les déchets d'exploitation des navires ou les résidus de cargaison. Voilà pourquoi cette directive européenne a été faite, pour combler un vide juridique. D'ailleurs, on ignore encore la composition exacte des produits déchargés en Côte d'Ivoire. Peut-être des déchets toxiques provenant d'installations terrestres, qui eux auraient été soumis à la Convention de Bâle, ont-ils été ajoutés et mélangés aux déchets d'exploitation dans les cuves du Probo Koala, afin de contourner cette réglementation.

Quels produits ont été déchargés de ses cuves?
On parle d'hydrogène sulfuré, par exemple. Ce serait la signature de déchets venus de raffineries de pétrole ou de centres d'épuration de gaz naturel. Ils ont été mélangés à de la soude caustique, car le Probo Koala avait des cuves affectées au transport de la soude. Celle-ci a un effet aggravant sur la toxicité des déchets. L'hydrogène sulfuré est mortel, surtout en milieu fermé, mais trois semaines après l'épandage des 500 tonnes de produits, les personnes intoxiquées souffrent de pathologies étonnantes à nos yeux. Cela nourrit nos soupçons concernant un possible mélange avec d'autres produits, issus d'installations terrestres, même si la psychose collective peut être mise en cause également.

Le choix d'Abidjan est-il purement fortuit de la part de l'affréteur?
Nous pensons qu'il a au contraire profité de la situation en Côte d'Ivoire. Le port d'Abidjan est très vulnérable, totalement désorganisé, et le Probo Koala s'y est déjà arrêté plusieurs fois en 2005 d'après nos informations. Nous pensons que l'affréteur, Trafigura, a abusé de la disponibilité, sinon de la naïveté d'Abidjan.

Pourquoi dites-vous que le port d'Abidjan a été naïf?
Pour se mettre en conformité, la Côte d'Ivoire a certes signé la convention Marpol, qui réglemente les rejets en mer et invite les ports à améliorer leurs installations pour recevoir les déchets, comme la directive européenne que je citais. Or on sait très bien qu'elle n'a pas les moyens techniques nécessaires pour stocker et traiter les déchets. L'affréteur le sait aussi mais il va jouer sur cette signature pour engager la responsabilité du port d'Abidjan en disant que celui-ci a accepté les déchets! Et, par la même occasion, dégager sa propre responsabilité...

Pour vous, l'affréteur serait responsable.
Tout à fait. Pour nous, il s'agit d'une manœuvre conçue et organisée par un armateur et un affréteur européens. Trafigura, l'affréteur, est un courtier en produits pétroliers et métaux installé en Suisse mais dont la maison mère se situe aux Pays-Bas. Quant au propriétaire, il est grec et il a inscrit le Probo Koala sous pavillon panaméen.

Est-ce un cas parmi tant d'autres?
Il y a sûrement d'autres cas. Mais ce type de pollution a beaucoup diminué. Dans les années 1985-1990, on observait beaucoup de transferts de produits toxiques depuis l'Europe vers l'Afrique. La Convention de Bâle a d'ailleurs été instituée pour endiguer cette tendance: elle interdit ainsi le déchargement de telles substances dans des ports dépourvus d'installations de stockage et de traitement, a fortiori quand elles proviennent de pays qui disposent de telles structures. Aujourd'hui, la nouvelle vague de pollution se compose plutôt de biens de consommation usagés, voitures, pneus ou déchets électroniques, qui arrivent en Afrique, sous couvert de réemploi, mais qui sont trop usés pour servir de nouveau. C'est de l'export de déchets déguisé.

Publié dans Messages divers

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